Pierre Ferran - Nouvelles de l'
Eure, Jean Saussaye,
Evreux (1964)
Sur la carte, le canton d'
Amfreville-la-Campagne dessine un sabot, un de ces sabots normands dont la bride était tenue par des clous à tête dorée. Les clous s'y voient encore et ce sont les petits cercles qui signalent les villages essaimés sur la départementale reliant
Amfreville-la-Campagne à
Elbeuf-sur-Seine. Quatre de ces localités ont un nom double dont la première partie est constitué par le vocable «Thuit», que l'on retrouve dans un certain nombre d'autres lieux de la province, tous situés en Haute-Normandie, d'ailleurs, exception faite pour un «Thuit» aux environs de
Caen, est un mot d'origine scandinave qui désignait à l'époque un lieu essarté, un essart, c'est-à-dire un établissement nouveau en zone de défrichement. Il est intéressant de noter que ce nom, sous la forme de «Thwaite» a été utilisé dans la composition des noms de lieu d'origine scandinave en Grande-Bretagne.
En ces temps-là, où la Seine entamait depuis des millénaires déjà son chenal de craie, les romains étaient passés, laissant dans la forêt la trace d'une del eur voie pavée qui reliait Uggate, aujourd'hui "Caudebec-les-Elbeuf", à Breviodunum, c'est-à-dire
Brionne, en traversant
Le Thuit-Signol, et vinrent les Vikings qui pratiquaient des coupes dans l'arrière-pays pour y installer des établissements provisoires qui furent ensuite occupés d'une manière définitive. Ce sont les grands ancêtres blonds des gamins qu'on rencontre aux croisements des chemins, de nos jours, et à qui les promeneurs demandent leur route, en abaissant d'une main négligente la glace de la portière.
La région des Thuits n'a guère eu d'homogénéité. Elle ne fut même pas, au moyen âge, sous la dépendance d'un seul signeur et Le prévost, dans ses Mémoires et notes, dit lui-même que la confusion des prétentions seigneuriales était, dans ce coin de la Normandie, porté à son comble. Le moindre possesseur de terres prenait le titre de seigneur ou de patron de la commune, si bien qu'à l'heure actuelle on ne saurait dresser une liste rigoureuse de ces fiefs. On peut dire cependant que certains noms de seigneurs nous sont restés d'une manière irréfutable :
Le Thuit-Anger, au XIV
e siècle, la seigneurie appartenait aux sites de Tournebu. Elle passa aux XV
e et XVI
e à la famille Nollent, puis plus tard aux de Pradon, aux Duval et aux De Rouen. Une fille de la famille De Rouen, Marie-Françoise, née en 1758, possédait le fief du "Thuit-Anger" et celui du Thuit-Simer. Elle fut marraine d'une cloche en l'église de
Saint-Pierre-du-Bosguérard, en 1780, et épousa ensuite le seigneur de cette commune, Maître Laurent Denis de la Bunodière. Au Thuit-Signol, on trouve successivement la famille d'
Harcourt au XIV
e siècle, celle de Poignant au Xv
e et celle d'Osmont au XVI
e. Au "Thuit-Simer", les de Campion conservèrent leur fief du début du XIV
e siècle jusqu'au XVI
e. L'un des plus célèbres fils de cette famille, Henri de Campoin, qui vécut de 1613 à 1663, fut un ami de Pierre Corneille et laissa des «Mémoires» fort intéressantes à lire, mais malheureusement introuvables actuellement. Nous devrions les rééditer.
Plus tard ces villages groupèrent toute une population d'artisans se consacrant au tissage avant l'industrialisation de la région d'
Elbeuf-sur-Seine. Le premier recensement de la population, conservé encore aujourd'hui dans les archives de la mairie de
Le Thuit-Simer, et qui date de 1804, fait état de 325 habitants. Sur ce chiffre on dénombrait 13 fabricants de toile, 70 fileurs ou fileuses, 2 cardeurs de laine, 1 fabricant de drap, 2 tailleurs d'habits et 1 marchand de coton.
Le Thuit-Signol avait 760 habitants en 1765 et n'en compte plus que 532 aujourd'hui. Il possédait , au moment de la révolution, un relais de poste et 3 hostelleries : celle du Pélican, celle de l'Ecu de Lorraine et l'Auberge du Point-du-Jour, ainsi que 2 moulins à vent : le moulin de la Rose et celui de Douville qui se trouvait au "Thuit-Agron" et fut démoli vers le milieu du XIX
e siècle.
Le Thuit-Simer eut jusqu'à 339 habitants en 1866 et 94 habitations. On ne compte plus que 49 habitaions aujourd'hui pour 143 habitants (en 1964). Il est vrai que les habitants des résidences secondaires, Parisiens et Rouennais, ne sont pas compris dans ce chiffre. Quant au
Le Thuit-Anger, qui eut plus de 600 habitants au XVIII
e siècle, il n'en possédait plus que 435 en 1826, 353 en 1846 et n'en avait plus que 263 au dernier recnsement de 1962.
Ce fléchissement progressif s'explique du fait de la dépopulation normale des campagnes que l'on observe un peu partout aggravée ici encore par l'attirance du complexe industriel de Basse-Seine. Mais il n'y a pas là de quoi s'alarmer ni prétendre que la région des Thuits se meurt. D'une part bon nombres d'ouvriers reveinnent actuellement se fixer dans cette région, préférant la petite maison calme de la campage à l'appartement urbain bruyant et plus onéreux, quitte à effectuer quotidiennement un trajet d'une dizaine de kilomètres pour se rendre au lieu de leur travail. Des services de cars les ramassent d'ailleurs le plus souvent (vers
Elbeuf-sur-Seine,
Grand-Couronne, Quevilly). D'autre part on constate depuis quelques années l'arrivée de Parisiens et de Rouennais qui se fixent ici où ils ont acquis une maison de campagne. Ils concourent ainsi à renverser le processus de dépopulation dont nous parlions tout à l'heure. Ils remettent en état des demeures inoccupées et qui se délabraient ce qui fait qu'actuellement on ne rencontre plus ici que coquettes villas et maisons de plaisance.
La région des Thuits, si j'ose dire, tend donc à devenir une région touristique. Bien sûr, vous ne la trouverez pas encore citée dans le guide Michelin ; d'ailleurs, et je cite Spalikowski : «Ici le guide officiel perd ses droits.» Néanmoins l'effort de restauration entrepris par les nouveaux résidents, ajouté à celui des municipalités et de Sociétés protégeant les Sites et les Monuments, procure au touriste qui, par hasard, s'égare en ces leiux, une très favorable impression. Nous nous employons d'ailleurs à attirer les touristes qui peuvent devenir, pour le commerce local, une source non négligeable d'intérêts. Un syndicat d'Initiative a été créé à "Thuit-Simer". Il est en plein essor et devrait devenir bientôt le Syndicat d'Initiative de la région des Thuits. Une publication annuelle est distribuée gratuitement dans nos villages. Cette revue comprend de petits études historiques de la région, des renseignements touristiques également : suggestions pour des promendades, nomenclature des sites à visiter, dates des fêtes locales, etc. Un terrain de camping a été aménagé dans les environs immédiats. Bref, nous avons déjà attiré à nous les habitants des villes désireux de trouver le bienfaisant repose des fins de semaine passées à la campagne.
Mais il reste beaucoup à faire : Nous voudrions que notre région devienne un véritable centre de tourisme et le touriste a encore trop tendance à ne pas quitter les routes nationales. Qu'il prenne donc une fois la départementale 85. Il découvrira en la suivant des lieux calmes, d'immenses bois libres, propices aux jeux de plein air, au repos, aux pique-niques. Il rencontrera sûrement, devant leurs chevalets, quelques-uns des peintres que nous recevons régulièrement ici et peut-être quelques poètes en train de composer une ode aux Thuits ! Et il redeviendra parce-qu'il aura fait connaissance avec un coin de Normandie qui n 'a pas voulu mourir et dont l'heureuse reconversion, effectuée sans bruit, lui procure, d'une maière permanente, une osais de pais dans sa vie enfiévrée de citadin.
Pierre FERRAN